Entretien avec un vampire, film de Neil JORDAN

Par rapport à Dracula, radicalement différente est la perspective de ce film. Il n’y a pas un vampire, mais plusieurs ; et aucun n’est le « vampire originel », donc aucun n’a sur l’autre la priorité de la « fondation du mythe ». C’est un petit groupe d’êtres différents au sein d’une société qui n’a pas les moyens de les comprendre. Il ne s’agit pas d’un individu isolé dans une perspective historique, mais de quelques personnages inventés qui communiquent entre eux. Autre différence : ce sont les vampires qui ont la parole, et presque exclusivement eux. Et ces personnages – les vampires – se posent des questions, cherchent des réponses. Ici la question n’est pas « comment lutter contre le mal que représente le vampire », mais « qu’est-ce qu’un vampire, quelle est sa nature, son rôle, son essence ». On s’éloigne donc énormément des concepts de Bien ou de Mal. En fait, seul Louis, au moins au début, raisonne vraiment avec ces concepts lorsqu’il se pose des questions ; les vampires qui ont trouvé des réponses (Lestat, Armand) ne s’en servent pas tout simplement parce que ce genre de réflexion ne peut être mené avec ces concepts trop simplistes et radicaux, vraiment insuffisants. Lestat considère que la nature du vampire consiste à être différent et à cultiver cette différence, à tuer et à aimer tuer, à profiter pleinement et éternellement des plaisirs que peut offrir la condition de vampire – notamment la possibilité de se démarquer de l’ordre social et de la morale. Lestat ne se pose aucune autre question, il jouit simplement de sa condition de vampire.

Mais cela ne suffit pas à Louis. Après la mort de sa femme, il ne trouvait plus de sens à sa vie, à la vie de manière générale ; et il recherchait la mort comme fin de toute sensation, de toute réflexion, de toute souffrance. En devenant vampire, il a donc été « trompé sur la marchandise »… Car les questions et les souffrances n’ont pas cessé pour autant, bien au contraire : elles se sont simplement reportées sur sa condition de vampire. Louis se demande donc ce qu’est véritablement l’essence d’un vampire, d’où vient-il, quelle peut être sa place dans l’univers, de quel ordre procède-t-il. Et les concepts d’Enfer ou de Paradis sont totalement insuffisants pour répondre à ces questions : Lestat et Armand le disent, Louis finit par le penser lui aussi, par la force des choses. Mais le raisonnement de Louis a un présupposé : pour lui, si le vampire existe en tant que buveur de sang humain, c’est qu’il y a une raison pour cela ; donc le vampire a une place, voire un rôle dans l’ordre du monde. C’est dans cette perspective que Louis cherche à savoir quelle place, quel rôle, et donné par qui ou quoi. Ni Lestat ni Armand ne peuvent lui fournir de réponse – ou en tout cas Louis n’en laisse pas le temps à Armand – et le film se termine sans que Louis ait trouvé de réponse. Peut-êre parce que la réponse se situe ailleurs : le vampire appartient à l’inconscient de l’homme, à ses désirs, craintes et fantasmes, à son imaginaire ; il n’a effectivement aucune place dans l’ordre social du conscient et des inhibitions du surmoi. Mais un personnage inventé dans le cadre d’un roman ou d’un film, lorsqu’il réfléchit à cela comme un être humain, n’a d’autre choix que d’aboutir à une impasse.

Les autres thématiques développées ici sont intéressantes. Il y a le sang et l’éternité (c’est devenu intrinsèque au vampire), la souffrance lorsque le corps meurt et que le vampire nait, l’immuabilité du corps du vampire qui ne vieillit plus, n’est plus sujet aux maladies, ne grandit plus, ne se développe plus – mais qui fonctionne autrement : il peut se déplacer instantanément, marcher sur les murs et au plafond, lire dans les pensées ; par contre il est vulnérable à la lumière du soleil, au feu, au sang mort. C’est donc une toute autre typologie. Claudia est très intéressante de ce point de vue : son corps doit rester celui d’une fillette, mais son esprit reste soumis au temps et elle devient femme dans sa tête sans pouvoir l’être dans son corps. Tout cela se fait dans une souffrance extrême, car elle vit une inadéquation entre son esprit et son corps bien pire que celle que vit Louis. C’est cela aussi, le vampire : un homme qui a un corps fonctionnant autrement, avec d’autres capacités et d’autres faiblesses, mais dont l’esprit n’a pas forcément changé de fonctionnement et reste celui d’un être humain soumis au temps. Louis et Claudia témoignent de cette inadéquation et de la souffrance qui en résulte ; Armand ne cherche plus de réponses mais il se sent sclérosé, d’une autre époque, avec un corps qui ne change pas et un esprit qui devrait changer (afin de comprendre son époque et de s’y faire une place) mais qui n’y arrive pas ou peu. Seul Lestat ne vit aucune inadéquation : son esprit ne change pas plus que son corps, il n’évolue pas psychologiquement, il reste dans la sphère des plaisirs physiques qui n’ont pas besoin d’évoluer. En fait, relativement à cette inadéquation, il faut noter que le vampire a été un homme vivant dans une société ; en devenant vampire il doit renier cette société et dans une certaine mesure l’homme qu’il a été, afin d’être en accord avec sa nouvelle nature. Mais il faut être capable d’assumer ce reniement et cette nouvelle nature.

Enfin, il faut voir la sensualité qui se dégage de cette œuvre. Le sang, la nourriture, les victimes, tout est vu dans cette perspective. Louis parle des habitudes alimentaires de Lestat comme il parlerait de ses habitudes sexuelles ; et il y a durant tout le film une connotation homosexuelle, chez Lestat, entre Louis et Lestat, puis entre Louis et Armand. A côté, la relation entre Louis et Claudia apparaît beaucoup plus intellectuelle et psychologique que charnelle ; mais il faut voir que leur statut sans précédent les y oblige : ils sont à la fois père-fille et amants. Cela souligne d’ailleurs l’ambiguité dans laquelle Claudia est obligée de vivre éternellement, entre son corps de fillette et son esprit de femme. D’ailleurs Louis, qui a fait d’elle une vampire, la voit comme sa fille ; tandis qu’Armand, qui lit dans leurs pensées, la voit comme son amante. C’est révélateur.

On peut finir sur le souhait d’Armand qui désire que Louis lui explique dans quel nouveau monde ils vivent, monde qu’Armand ne parvient pas à comprendre car il « date » d’une autre époque, tandis que Louis représente au plus haut point ce nouveau monde par la désespérance et le questionnement qui le caractérisent. Louis vient d’un siècle désespéré, qui ne croit plus en rien et ne voit plus de sens à la vie ; et cela même résume Louis. Il cherche – le siècle entier cherche – un nouveau genre de vie pour échapper à cette désespérance, mais c’est voué à l’échec : il n’y a pas plus de réponses dans la vie du vampire, pas plus de sens, simplement plus de souffrances car pour vivre on doit tuer la vie humaine et assumer l’immortalité. La quête de Louis et de son siècle est désespérée dès le début, peut-être, comme dit Armand, parce qu’il « ne pose pas les bonnes questions ». Il faudrait donc réfléchir autrement que ne le fait Louis. Peut-être l’explication de l’inconscient est-elle la bonne. On pourrait aussi dire que passer de la condition d’homme à celle de vampire ne change rien au désespoir de vivre. Mais le monde vampirique est tout de même présenté comme attirant et fascinant, à tel point que l’explication précédente n’est vraiment pas suffisante. Peut-être est-ce le monde de l’inconscient qui offre à l’homme, pas forcément un sens à la vie, mais au moins une autre dimension, nouvelle et supérieure, à la vie humaine.

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