« Les loups-garous et les eaux », Fabio Armand

« Les loups-garous et les eaux »

Fabio Armand
in : Iris, « Hommage à Gilbert Durand », CRI – Université de Grenoble, 2013, n° 34, pp. 133-146.
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Centre de Recherches sur l’Imaginaire, Université Stendhal (Equipe d’Accueil EA610), Grenoble

Folklore contemporain de la France – domaine principal de sa thèse en anthropologie des religions :
Armand Fabio, Le folklore narratif du loup-garou. Réflexions autour d’un être fantastique dans la littérature orale de la France, Tesi di laurea in Antropologia delle religioni (relatore Enrico Comba), Università degli Studi di Torino, 2012.

Le passage par l’eau serait-il une forme de baptême pré-monothéiste, grâce auquel un individu acquiert un autre stade, celui d’animal, avant de redevenir un être humain ? Il est question de « dépasser ses limites formelles pour accéder ainsi à sa nature bistable humaine et animale. ».

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[Version abrégée de l’article]

La présence d’une forte composante aquatique chez les loups-garous a été sous-estimée.
  • rites de passage de transformations en loups-garous : le processus de la métamorphose se réalise par le passage à travers les eaux, stagnantes ou courantes
  • un mégalithe avec cupule fréquenté par les garous sert dans un rite païen de baptême
  • les loups-garous étaient réputés avoir été mal baptisés
En remettant en phase la relation de fertilité impliquant la lune et les eaux par rapport à ce cadre rituel, il devient clair que l’on peut placer sur le même pied leurs médiations dans cette métamorphose matricielle qu’est la lycanthropie.

La croyance aux loups-garous ne paraît point avoir d’origines spéciales chez à telle ou telle société. Pour le définir, on peut dire qu’il s’agit d’un être protéiforme, à double nature, humaine et animale (pas nécessairement en loup). Homme et animal forment un être unique qui présente deux natures, mais jamais les deux en même temps. Il participe ainsi d’une bistabilité fondamentale (Abry et al., 2007) qui est le propre de nombre d’êtres fantastiques.

Notre corpus de documents nous amènera à concevoir le loup-garou comme un être aquatique, familier des cours d’eaux, étangs, fontaines, et pas seulement associé à la lune.
Nous nous focaliserons sur le processus de métamorphose en relation avec le rôle joué par l’eau, en tant que substitut de la transformation sous influence lunaire. En conclusion, à partir des rapports métonymiques entre le symbolisme de la lune et celui des eaux, nous nous demanderons si le problème essentiel ne peut pas être posé sur les rapports instrumentaux entre la médiation de la lune et celle des eaux pour la réussite de la métamorphose, de la naissance du loup-garou à sa renaissance périodique sous forme humaine.

Se métamorphoser dans les eaux

Dans différents recueils régionaux de littérature orale, à partir des collectes des folkloristes du XIXe siècle jusqu’au XXe siècle, on a des récits qui insèrent la métamorphose du loup-garou dans un contexte aquatique.

Toutefois, il faut bien préciser que ce motif narratif trouve ses origines dans des héritages culturels de longue durée, étant attesté déjà dans les croyances de la Grèce antique : le mythe de Lycaon, les traditions rituelles typiques de la région de l’Arcadie (c’est le domaine du rite et des initiations cultuelles). Le texte le plus riche qui relate ces pratiques rituelles et se lie directement aux métamorphoses aquatiques en loup :
« les livres des Arcadiens disent qu'un individu de la famille d'un certain Anthus est choisi au sort parmi les siens, et conduit à un étang de l'Arcadie; que là, suspendant ses habits à un chêne, il passe l'étang à la nage, va dans la solitude, se transforme en loup, et vit pendant neuf ans avec les animaux de cette espèce. (3) Si pendant ce temps il n'a vu aucun homme, il retourne à l'étang, et, après l'avoir traversé à la nage, il reprend la forme humaine : seulement il se trouve âgé de neuf ans de plus qu'avant sa métamorphose; Fabius ajoute même qu'il reprend son ancien vêtement. » (Pline l’ancien, Histoire naturelle VIII, XXXIV, 80). Le passage correspondant de Pausanias 8, II ne mentionne pas la traversée des eaux.
On peut appliquer à l’interprétation de cet extrait la notion de rite de passage, avec cette phase rituelle de séparation qui consiste à se dépouiller de ses vêtements, avant de traverser l’étang à la nage. L’action de suspendre ses habits à un chêne peut être interprétée comme une volonté/nécessité d’abandonner la condition sociale d’être humain. Mais c’est la traversée de l’étang qui marque avec précision le moment de la métamorphose animale et le début de la période de liminalité de neuf ans. L’eau représente ainsi une limite que l’individu doit franchir : cette frontière n’est pas étanche, symbolisant le passage de l’humanité à l’animalité et vice-versa. Après la période liminaire, l’homme peut reprendre sa forme humaine, vieillie de neuf ans, tout en réintégrant les mêmes vêtements qu’il avait abandonnés.

Battage de l’eau

En partant d’un autre passage de Pausanias (8, 38 : « Lorsque la sécheresse a duré longtemps et que les plantes commencent à souffrir, le prêtre de Jupiter Lycéen, après avoir adressé des prières à cette fontaine et lui avoir sacrifié, touche avec une branche de chêne la superficie de la fontaine, sans l’y enfoncer ; l’eau ainsi agitée produit un brouillard semblable à la vapeur qui, devenant bientôt un nuage, procure de la pluie à l’Arcadie. ») , il est possible de voir un autre aspect aquatique important de cette croyance : la technique magique du battage tempestaire de l’eau produit par un prêtre/sorcier, motif que l’on retrouvera en clé lycanthropique, chez Ginzburg (1998) et Peucer (1560).

Dans une permanence à travers les siècles, attestation contemporaine d’un motif semblable – rapprochant le battage de l’eau et la métamorphose en garou – dans le folklore (Sébillot) :
« Certains hommes, notamment les fils de prêtres, sont forcés, à chaque pleine lune, de se transformer en cette espèce de bête diabolique. C’est la nuit que le " mal " les prend. Lorsqu’ils en sentent les approches, ils s’agitent, et vont se précipiter dans une fontaine. Après avoir battu l’eau pendant quelques moments, ils sortent du côté opposé à celui par lequel ils sont entrés et se trouvent revêtus d’une peau de chèvre que le diable leur a donnée. Dans cet état, ils vont très bien à quatre pattes, et passent le reste de la nuit à courir les champs. A l’approche du jour, ils reviennent à leur fontaine, déposent leur enveloppe blanche et rentrent chez eux ». (Sébillot, 1897, p. 663).

Nous trouvons ici une image claire du récit-noyau de la métamorphose, dans lequel la médiation de l’eau joue une fonction essentielle dans le processus de transformation. Sébillot rapporte clairement la nécessité de sortir de la fontaine du côté opposé de celui où on est entré, pour réacquérir la forme humaine.

Les fontaines

Le folklore français relate des croyances touchant à la figure du loup-garou dans des lieux où il y a des fontaines. Il est remarquable que la diffusion de la croyance à notre loup-garou aquatique se superpose à celle établie par Brigitte Caulier dans son étude sur les cultes des fontaines en France. Les fontaines représentent des points importants pour la carte mentale que les communautés humaines se créent de leurs territoires : elles marquent physiquement et symboliquement l’espace.

On appelle aussi « fontaines » des pierres à cupules retenant l’eau de pluie : de nombreuses attestations mettent en rapport ces pierres avec les loups-garous. Les érudits férus d’antiquités celtiques se sont interrogés sur la fonction de ces cupules si nombreuses dans les campagnes françaises : on trouve des légendes au sujet de ces pierres à écuelles, trouvées en plein champ. Le plus souvent il s’agit de fontaines destinées à abreuver les loups-garous. Mais on pouvait y pratiquer un supplément païen à un rite aquatique aussi chrétien que le baptême : une Pierre des Loups-Garous était l’objet d’une dévotion : tous les enfants du pays étaient amenés là le jour de leur baptême ; on leur faisait toucher la pierre et cet attouchement avait la vertu de préserver de tout mauvais sort les nouveau-nés.

Ce rite de passage supplémentaire d’un baptême bien païennement apotropaïque a été repris plus récemment. Plus généralement les anciens mégalithes sont censés être fréquentés par les loups-garous. Et certains de ces mégalithes se trouvent dans les alentours de cours d’eau, l’un d’entre eux y prenant même sa source de manière remarquable : d’après la tradition locale, les loups-garous venaient s’y accroupir.

Rapport intime que les loups-garous développent avec le milieu aquatique, particulièrement pour ce qui concerne leur métamorphose : c’était là que les danseurs de la Croix-Marteau venaient, après le sabbat, baigner leurs pieds ensanglantés et boire une gorgée d’eau, qui avait la vertu de leur faire digérer instantanément leur repas nocturne. Enfin, nous n’oublierons pas que, parmi les lieux humides fréquentés par les loups-garous, on trouve les mares dans lesquelles ils se roulent pour se transformer. Dans la moitié des régions de France, le folklore raconte que les loups-garous déposent leurs habits, se roulent dans une mare, dansent autour.

« Espèces » aquatiques de loups-garous

Nature aquatique de ces ontologies fantastiques : il ne s’agit plus de la simple médiation d’un milieu humide, mais de la description d’un être imaginaire intrinsèquement lié aux eaux :
« Un homme revenait tard lorsque, en pleine campagne, il sentit brusquement quelque chose lui tomber sur les épaules. C’était mou, lourd et cela respirait comme un être vivant. La chose le forçait à se diriger vers la rivière toute proche. Il finit par arriver chez lui, harassé comme s’il avait couru depuis son départ. Sa femme lui apprit qu’il avait dû porter un lèbérou repu ». (Seignolle, 1998).

Ce garou de nom est de même nature que ses homologues à forme de cheval du folklore celtique (les puca irlandais, les kelpies écossais, les ceffyl-dwr gallois ou les glashtan de l’île de Man) pour son action d’attirer ses victimes dans les eaux, comme certains Dracs français : « lorsqu'on rencontre une personne mal baptisée qui court le " gallout ", on peut s'en débarrasser en courant vers une mare ou un ruisseau, dans lequel elle s'empressera de se précipiter » (Seignolle, 1998).

Existence de noyaux de croyances concernant d’autres ontologies imaginaires qui ne semblent pas être de véritables loups-garous, mais qui partagent explicitement avec eux certains de leurs traits les plus fondamentaux, et parmi ceux-ci un tropisme aquatique déclaré :
« Le personnage masculin qu'on appelle le " Lavons de nuit " : La peau dont il est revêtu fait supposer que c'est un loup-garou d'une espèce particulière ; il se tient au bord des ruisseaux et on le reconnaît de loin parce qu'il frappe d'une certaine manière trois coups avec son battoir. » (Sébillot, 1904).

On retrouve cette nature lycanthropique aquatique chez un autre être fantastique, le Gallon, qui « passe la nuit à courir la campagne et va battre l'eau des lavoirs toutes les fois qu'il en rencontre » (Sébillot, 1904). Et Claire de Kersaint de révéler qu’« en Gironde le loup-garou est le Gallon, il se présente à nous sous un autre aspect : il va battre des lavoirs » (de Kersaint, 1947). Pour ces ontologies qui partagent les caractéristiques essentielles des loups-garous, ces données linguistiques, avec les éléments folkloriques, renforcent le lien entre la figure du garou classique et celle d’un garou aquatique.

Les eaux et la lune, médiatrices de la métamorphose

Le folklore du loup-garou propose un lien indissoluble entre le processus de transformation en loup et la lune. Nous avons montré comment l’élément aquatique semble aussi avoir un pouvoir essentiel sur la métamorphose lycanthropique. Il faut conclure à un rapport tout aussi essentiel entre la lune et les eaux pour la métamorphose.

Alberto Borghini nous a suggéré une possible structure relationnelle :
« Dans certaines traditions relatives au loup-garou, la présence de l'étang se place alternativement avec celle de la lune (rapport de substituabilité): et ceci est hypothétiquement que la lune, d'une part, et l’étang, d’autre part, sont corrélables et équivalents dans l’imagination des anciens (chacun des deux éléments est une variante et un métonyme de l’autre). » (Borghini, 1987).

Borghini part de l’analyse de la figure d’Artémis, divinité lunaire, qui est aussi liée aux bois et à la fertilité. Or, la plupart des divinités lunaires possèdent des attributs et des fonctions aquatiques et nombre de ces divinités de la fertilité montrent un évident rapport entre la végétation et la lune (Eliade, 1948). Ces relations montrent que le symbolisme des eaux – et plus particulièrement celui des eaux germinantes et fécondantes – est intimement lié à celui de la lune.
Pour saisir cette corrélation, il faut la penser sur un astre périodique, dont les phases sont repérables sur sa forme. Elle suit un cycle très précis de naissance, croissance et mort. Mais « le destin métaphysique de la lune est de vivre en restant en même temps immortelle, de connaître la mort comme un repos et une régénération, jamais comme une fin » (Eliade, 1948, p. 146). Cette périodicité, par définition sans fin, a permis à la lune de devenir le symbole de la vie et de représenter son cycle continuel de naissance et de mort. La Lune influence ainsi la fertilité et se trouve intimement liée avec la pluie et les eaux à cause de leur fonction générative.

Ce symbolisme rythmique de mort et régénération peut aussi aider à comprendre la fonction de liminalité que les eaux jouent dans le processus de métamorphose. L’action de traverser un cours d’eau, ou d’entrer dans une fontaine pour en ressortir de l’autre côté, représente un noyau des récits de métamorphose. Le cycle lunaire de mort et renaissance est bien isomorphe à la structure de ces rites de métamorphose : le fait de traverser la rivière pour devenir loup met en évidence la mort provisoire de la nature humaine pour permettre à l’animale de ressortir ; et l’inverse pour le retour à l’humanité. Comme l’énonce très clairement Eliade : « L’immersion dans l’eau symbolise la régression dans le préformel, la régénération totale, la nouvelle naissance, car une immersion équivaut à une dissolution des formes, à une réintégration dans le mode indifférencié de la préexistence ; et la sortie des eaux répète le geste cosmogonique de la manifestation formelle. » (Eliade, 1948).

En reprenant Eliade, le processus de métamorphose dans les eaux peut être représenté sur deux niveaux : au niveau physique du rituel et au niveau métaphysique de son sens :
  • Le premier niveau se manifeste dans les phases classiques de la métamorphose :
    • 1. Séparation, avec dépouillement des vêtements et traversée du cours d’eau pour acquérir la forme animale ;
    • 2. Liminalité, en courant le garou ;
    • 3. Réagrégation, par la traversée en sens inverse du cours d’eau pour réacquérir la forme humaine.
  • Le niveau métaphysique, au contraire, considère le moment de la liminalité comme un microcosme, avec sa cosmogonie où la même structure tripartite se manifeste :
    • 1. Séparation, dès l’entrée dans l’eau sous l’une des deux formes, humaine ou animale, avec la seconde en état potentiel, en bistabilité ;
    • 2. Liminalité, dissolution ou fusion entre les deux natures du loup-garou ;
    • 3. Réagrégation, dans une nouvelle « manifestation formelle ».
En conclusion, nous pouvons esquisser une interprétation de ces récits.

Si l’on considère le rite de passage lycanthropique – la métamorphose et la « démorphose » – comme orienté vers un but (téléologique, visant une finalité), on peut mettre en évidence la présence de deux moyens permettant la réalisation de ce dessein, comme destin. La lune et l’eau représentent l’une comme l’autre les deux moyens pour atteindre le but :
  • dans le premier cas, le passage à travers les phases de la lune permet la réalisation d’une métamorphose passive, subie par l’individu, révélée au climax de son rayonnement ;
  • dans le second, la métamorphose est agie, et se réalise avec le passage à travers l’eau stagnante ou courante.
Ces deux éléments, séléniques et aquatiques, sont des médiations homologues permettant à l’individu de traverser ses limites formelles pour accéder à sa nature bistable humaine et animale.

Bibliographie

Les ouvrages généraux sur la lycanthropie ont été référencés dans Armand (2012). Sans compter les entrées lycanthrope, werewolf, Werwolf, de Wikipedia.

Van Gennep Arnold, Les rites de passage, Paris, édition Picard, 1909.

Andries Lise, « Contes du loup », De la lycanthropie, transformation et extase des sorciers, Jean de Nynauld éd., Frénésie éditions, Paris, 1990, p. 197-218.

Armand Fabio, Le folklore narratif du loup-garou. Réflexions autour d’un être fantastique dans la littérature orale de la France, Tesi di laurea in Antropologia delle religioni (relatore Enrico Comba), Università degli Studi di Torino, 2012.

Boismoreau Emile, « Les " Laverasses ", en granite, du Bocage Vendéen. Leur origine néolithique, leur usage primitif », Bulletin de la Société préhistorique française, X, 10e année, 1913, p. 713-720.

Caulier Brigitte, L’eau et le sacré. Les cultes thérapeutiques autour des fontaines en France du Moyen Age à nos jours, Paris, Beauchesne éditeur, 1990.

De Kersaint Claire, La mystique des eaux sacrées dans l’antique Armor. Essai sur la conscience mythique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1947.

Eliade Mircea, Traité d’histoire des religions, Paris, éditions Payot, 1948.

Ginzburg Carlo, Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Torino, Biblioteca Einaudi, 1998.

Seignolle Claude, Les Evangiles du diable selon la croyance populaire – Le grand et le petit Albert, Paris, Robert Laffont, 1998.


Création : 17/04/2019

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