Dracula

Le roman de Bram Stocker

Un homme craint un vampire à cause de sa différence, il souhaite devenir vampire pour être différent. Cette différence est vue comme fondamentalement mauvaise et diabolique, au sens étymologique, dans le roman de Bram Stocker (puis dans le film de Coppola) où le point de vue se focalise presque exclusivement sur les « représentants du Bien » (l’innocence, la pureté, la foi, l’intelligence au service de la foi, la connaissance surtout morale) en lutte contre ce Mal absolu incarné par le vampire. Dans cette perspective, on cherche à étudier cette différence dans le seul et unique but de la combattre et de la réduire à néant, sans chercher à la comprendre, à la ressentir instinctivement (dans une sorte de communauté d’esprit avec le vampire, afin de le comprendre au sens affectif du terme) ou à l’étudier objectivement, c’est-à-dire sans considération éthique du Bien et du Mal. Cette focalisation est évidemment due au contexte (au moins en partie) : l’auteur est soumis à la morale victorienne. Il peut mettre un vampire en scène, mais à la double condition que celui-ci soit le méchant sans autre forme d’explication et qu’il soit vaincu à la fin de l’histoire : le Mal n’a droit de cité que dans la mesure où c’est un ennemi qui va disparaître.

Le livre de Stocker est bâti sur une enquête presque policière (à partir de quelques indices, il faut découvrir ce qui arrive à la malheureuse jeune fille), médicale également (la folie de Renfield), et sur une réflexion (le vampire par rapport aux autres personnages) ; mais cette dernière a comme unique but d’apporter des éléments de réponses à une autre réflexion : comment neutraliser et faire disparaître ce vampire. La tête pensante, c’est le professeur Van Helsing, très savant, de très bon conseil, paternaliste et très bien représenté dans le film par Hopkins, mais incroyablement stéréotypé : le bon professeur savant et intelligent, tout entier tourné vers la défense de la foi chrétienne et le combat contre les forces diaboliques. Sa personnalité est si peu complexe qu’elle en devient inintéressante. C’est « celui qui sait et qui réfléchit pour le Bien », mais qui ne réfléchit pas autant qu’il le pourrait : il mène assez de réflexion pour qu’on sache qu’il est possible de réfléchir sur ce personnage du vampire, mais il ne la pousse pas assez loin pour donner au vampire toute sa dimension.

A côté, les autres personnages sont souvent pâles : du point de vue psychologique et littéraire, il n’y a pas grand-chose à en tirer, surtout parmi la gent masculine. Arthur, Quincey, Jonathan sont inutiles, ils se contentent d’apporter de la main-d’œuvre à la tête pensante. Le médecin Seward apporte la touche médicale du commencement : ce sont les conséquences physiques (affaiblissement de Lucy) et psychologiques (folie de Renfield) de l’ouvrage du vampire. Seward est le personnage le plus savant de l’histoire jusqu’à l’arrivée de Van Helsing qui le dépasse complètement (Seward n’avait rien compris). Il reste les deux femmes. Lucy est un personnage extrêmement sensuel : elle aime se faire séduire par tous les hommes de son entourage, elle se fait « sucer » par le vampire et même si l’on sait que sa mentalité est modifiée par ce qui lui arrive, on a l’impression qu’elle aime ça. Quant à Mina, on a du mal à la situer : elle est assez charnelle (elle veut se marier, elle a été en contact avec le vampire) mais reste incroyablement rationnelle et raisonnable. En fait, elle donne l’impression d’ « avoir du potentiel » : Coppola va développer ce personnage dans son film. Stocker se contente de la maintenir dans son rôle de bonne épouse chrétienne, même s’il en fait une femme très intelligente.

De fait, les personnages ont une psychologie grossièrement esquissée et sans aucune complexité. Ils peuvent pourtant parler, et tiennent même nombre de journaux intimes ; mais le seul personnage qui serait intéressant de ce point de vue est le vampire lui-même, et il n’a pas droit à la parole. On l’étudie très superficiellement, juste pour savoir quels dangers précis il représente (folie et anémie) et de quelle manière on peut l’abattre.

Chez Stocker, Dracula est un personnage historique – donc un fait isolé dans l’Histoire – qui devient un personnage monstrueux, l’antichrétien inhumain par excellence. Sa thématique contient tout ce qui est mystérieux, anormal et effrayant. Insectes, transformation physique en animal, fantôme dépourvu de substance, ail (possible invention de Stocker), sang et ce que le sang peut contenir de connotations d’impureté (Lucy devient une vraie garce et Mina ne supporte plus l’hostie – réactions révélatrices – quand le vampire leur suce le sang – acte en rapport avec la sexualité ; le sang source de vie du vampire est perçu ici comme un instrument de mort), mort, meurtre, agressivité, contrées lointaines et hostiles… Tous les ingrédients y sont, dans un discours toujours très chrétien. Un petit groupe d’hommes, garants de la pureté chrétienne, doivent donc faire face à un personnage monstrueux symbole du Mal. Rien de tout cela n’est jamais remis en question : c’est la base, le présupposé.

Il y a donc deux aspects principaux à retenir : d’une part, la sensualité qui se dégage des deux femmes et aussi un peu de Dracula ; d’autre part, l’absence de véritable réflexion de la part des personnages sur ce qu’est un vampire. Ce sont probablement des jalons que Stocker a placés, consciemment ou non, pour un autre développement possible de son histoire, puisque à son époque ce thème était exploitable ; et Coppola reprend ces jalons avec honneur.

Le film de Francis Ford COPPOLA

Coppola conserve tout ça. Il garde la perspective de Bram Stocker tout en développant ce que l’écrivain n’a pas développé : son film met subtilement en scène d’autres éléments en totale opposition avec cette vision victorienne du mythe. Car tout le film est emprunt d’une sensualité assez surprenante, voire même d’un érotisme parfois provocateur. Les deux jeunes filles lisent le Kama Sutra, l’une flirte avec tous les hommes présents à une soirée tandis que l’autre tente de « consommer » avant même d’être mariée. Le « jeune homme bien chaste » est soumis à trois vampiresses extraordinairement belles, sensuelles, charnelles, inquiétantes mais plus fascinantes que repoussantes ; cela dégage un tel érotisme qu’on se demande si ce n’est pas la chasteté qui est déplacée ici. Dracula lui-même, tout ombre qu’il soit, reste incroyablement charnel : il suffit de voir la façon dont il lèche le rasoir ensanglanté.

On pourrait croire que cela renforce le côté « diabolique » du vampire, mais en fait, c’est presque l’inverse de cette perspective qui est retenu. Les personnages eux-mêmes montrent leur volonté d’être sensuels, leur attirance pour ce qui est sensuel, et une fascination presque perverse devant ce que représente le vampire. Ici c’est la pudeur qui paraît déplacée, qui est vidée de son sens dans un monde où tout est ramené à l’affectif et au charnel. Ce sont les vampiresses de Dracula qui vivent dans un monde construit et fascinant…

Le monde de Dracula est construit sur la déconstruction de l’homme victorien, c’est un antimonde : les femmes enfermées dans leur foyer sont sensuelles au lieu d’être réservées, elles désobéissent au maitre de maison, elles tuent les bébés et les mangent au lieu de leur donner la vie et de les nourrir (la mort au lieu de la vie, le cannibalisme au lieu de l’amour) ; et tout cela dure, dans un univers aussi structuré et éternel que la société victorienne a voulu l’être. Cet univers possède tous les défauts que rejette cette société, mais il possède aussi toutes les qualités qu’elle aimerait avoir : stabilité, durée, hiérarchie, structure, et la fascination, qui donne envie aux étrangers de faire partie de ce système.

Les personnages désemparés cherchent alors à se placer, à se définir par rapport à cet univers vampirique. C’est toujours la lutte du Bien contre le Mal, mais cette fois c’est le Bien qui se définit par rapport au Mal et non l’inverse : la perspective change. Du coup, ce sont les personnages qui paraissent déplacés dans l’univers « normal » du vampire…

Toute cette sensualité met aussi le doigt sur ce qu’est l’homme : l’homme victorien voulait se le cacher, mais l’homme contemporain peut à présent s’observer dans sa vérité à travers le mythe. Ce qui en ressort est très sombre pour la morale, mais c’est lumineux de clarté : l’homme « autre », vivant même dans la mort, éternel, capable de transformations physiques, capable d’influencer le psychisme humain, doué de pouvoirs sur les animaux, conservant sa vie en prenant le sang des autres, mystérieux et très sensuel, intelligent et héritier d’une longue tradition ; cet homme est extrêmement fascinant pour nous autres humains qui aimerions avoir les mêmes capacités que lui et évoluer dans le même monde – un monde où les fantasmes, l’agressivité, la bestialité, la sensualité font partie de la normale.

Stocker et Coppola nous invitent ici à dresser notre propre portrait, à explorer une partie de notre inconscient, certes pas la plus belle au regard de la moralité, mais ô combien la plus fascinante.

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