L'homme et le loup, par l'ethnozoologue Geneviève Carbone, sur France Culture

Geneviève Carbone est chercheuse en ethnozoologie et éthologie. Responsable scientifique du parc du Mercantour, elle est la spécialiste incontournable des loups en France.

Dans l'émission de France Culture Les Chemins de la connaissance en 1995, elle nous explique l'historique des relations complexes entre l'homme et le loup.

Merci à elle.


Pierre de Beauvais, 13e siècle, Bestiaire
« Le loup représente le diable, car celui-ci éprouve constamment de la haine pour l’espèce humaine, et il rôde autour des pensées des fidèles afin de tromper leur âme. Le fait que le loup est fort par-devant et faible dans les membres de derrière est le symbole du diable lui-même, qui d'abord fut ange dans les cieux, et qui, maintenant qu'il en a été chassé, est méchant.
Les yeux du loup, qui brillent dans la nuit, ce sont les œuvres du diable qui paraissent belles et agréables aux hommes dépourvus de raison et à ceux qui sont aveugles des yeux de leur cœur.
Si la louve ne saisit sa proie que lorsqu'elle se trouve loin de sa tanière, quand elle nourrit ses louveteaux, cela signifie que le diable nourrit de biens temporels ceux qui s'éloignent des bonnes œuvres. Ainsi qu’on l’a dit de Job, à qui le diable ôta toute substance corporelle afin de pouvoir détacher son cœur de Dieu.
Le fait que le loup ne peut fléchir le cou sans tourner tout le corps signifie que le Diable ne peut se tourner vers aucun bien. Le loup ôte toute force de crier à un homme quand il le voit le premier, et cet homme ne peut donc recevoir le secours de personne qui se trouve loin de lui. Celui-ci laisse alors ses vêtements tomber à ses pieds et les piétine en frappant deux pierres l'une contre l'autre de ses mains. Il ôtera ainsi sa force et son courage au loup qui prendra la fuite tandis que l'homme demeurera sain et sauf.
Il faut voir là une signification spirituelle : il convient de donner de cela une interprétation allégorique : par le loup, entendons le diable ; par les vêtements que l'homme foule aux pieds, entendons qui se débarrasse, par la confession, de ses péchés, par les pierres qu’il frappe l'une contre l'autre, il faut comprendre les apôtres et les autres saints et notre Seigneur lui-même. »


Animateur : Le loup est une créature du Diable. Pas étonnant dès lors que l’animal ait terrifié les campagnes en s'attaquant aux bêtes et aux gens, véhiculant la rage et se nourrissant de chair fraîche. On nous permettra toutefois d’émettre des réserves, non pas de nier en bloc les innombrables témoignages relatant les méfaits de l’animal, mais d'accorder un réel crédit à ce proverbe relevé par un folkloriste à la fin du XIXe siècle : on crie toujours le loup plus grand qu’il vient.

Geneviève Carbone : Même aujourd'hui, quand on peut interroger des personnes qui ont vu ou cru voir quelque chose qu'on appelle Loup, elles vont vous le décrire comme une bête énorme, souvent beaucoup plus grande que la réalité, et on arrive à des petits monstres, encore aujourd'hui. Souvent il est noir aussi. Toujours très noir, toujours très agressif, très violent, il a toujours une intentionnalité négative pour l'homme, ça c'est très net, donc il va se diriger droit vers l'homme en sortant de la forêt, dans le brouillard, donc c'est toujours des conditions un peu étonnantes, et en outre, on va voir une seule chose de ce loup, c'est ses dents.

Animateur : Quand on se plonge dans les histoires de loup, c'est toujours l'hiver, il fait froid, il neige, on a des bêtes affamées, assoiffées de sang, on a l'impression d'être dans un décor de grand guignol.

Geneviève Carbone : Et en outre, c'est quelque chose qui est croissant, dans ce sens que moi j’appelais ça le petit dictionnaire du : « et si ? » : « Un loup, c’est pas dangereux pour l’homme, ok, mais... Et s'il faisait nuit, et si c'était l'hiver, et s'il y avait de la neige, si les bêtes étaient affamées, et si j'étais blessé, et si je ne pouvais plus marcher, et si je rampais dans la neige, qu'est-ce qui se passerait ? » En fait, on a des questions en poupées gigognes qui ne cessent de grandir, on ne cesse d'augmenter un suspense insoutenable pour lequel on n'a jamais de réponse. Parce que, pour qu'on en arrive à de telles conditions réunies en une seule fois, de nos jours, alors que, quand il se passe quelque chose en un bout du monde, on le sait 3 minutes après, ce serait quand même très étonnant. Mais ça fonctionne encore très bien ce système.

Animateur : Et d'où lui vient cette fameuse prédilection pour la chair humaine ? Parce que c'est pas son ordinaire quand même. Et puis la mythologie abonde de louves nourricières et protectrices de petits d'homme abandonnés.

Geneviève Carbone : C'est un gros problème, parce que on a essayé d'expliquer pourquoi certains loups allaient consommer de la chair humaine. Et on a dit, c'est très simple : avec tous les charniers qu'il y a en Europe depuis un certain temps, les loups ont pris l'habitude et se sont rendu compte qu'après tout, manger de l'homme était bien meilleur que manger un quelconque mouton au fond d’un pré. On trouve ça chez Buffon, dans l'explication de la bête du Gévaudan sur laquelle nous reviendrons sans doute, on le trouve systématiquement. C'est une habituation à la chair humaine qui normalement devrait avoir très bon goût. Le problème, c'est que de mémoire d’homme, actuellement, on ne peut accréditer aucune histoire d'attaque de loup sur l'homme. Pourtant il y a des loups encore, il y en a en Italie, à peu près 500, il y en a 2000 en Espagne, il y en a au Portugal, dans tous les pays de l’est, au Canada ; et des hommes mangés par les loups, point.
Donc d'où viendrait ce fameux goût ? Alors on dit que les loups ont changé, si ce ne sont les hommes. S'ils ont changé, c'est parce qu'on les a tellement exterminés, tellement dérangés au fil du temps qu'ils ont désormais peur de l'homme. Mais à ce moment-là, on s'oppose d'un point de vue scientifique. Quand des spécialistes rencontrent des loups au bout du monde, dans des coins perdus au fin fond du Groenland, des loups qui théoriquement ont vu peu ou pas d'homme, et n'ont jamais été chassés, la première réaction qu’ont les loups envers l'homme, ce n'est jamais de l'agressivité. Pourtant ces paysages sont désolés, il est difficile de trouver à manger, mais ces loups tout simplement sont curieux de l'homme. Et la première chose que l'homme doit faire, c'est établir un territoire dans lequel les loups vont daigner le laisser en paix. Et cesser de l’agacer en lui piquant quelque chose, un vêtement ou une casquette.

Animateur : Pourquoi ce renversement contre la louve nourricière, et puis le loup assoiffé de sang ?

Geneviève Carbone : Justement, c'est un renversement : le loup a été tellement haï parce qu'il a été très fortement adoré. On s'aperçoit dans le monde, dans l'hémisphère où ont vécu les loups, dans tout l'hémisphère nord, aussi bien Amérique du Nord qu’Eurasie, il y avait des populations qui était qualifiées de chasseurs-cueilleurs, et pour lesquels le loup était le modèle absolu. On tendait vers le loup, qu’on soit homme ou femme. Et dans ce cadre-là, le loup est l'ancêtre, il est l'ancêtre absolu, il est celui qui fonde des lignées royales, des lignées de chefs, de conducteurs. Et pour la femme, il est celui qui apporte la fertilité. Donc on a besoin du loup. Cependant, pour vivre dans de telles sociétés, c’est des sociétés un peu particulières, qui doivent vivre de la chasse, ou de la guerre, c'est-à-dire d'une violence qui est inscrite, qui est socialisée. Et le loup dans ce cadre-là va représenter celui qu'on va imiter, et on a des initiations un peu particulières, comme ceux qu'on appelle les Ulfednar, c'est-à-dire des guerriers germano-scandinaves qui, dans la fureur de la bataille, vont se transformer en loup. Mais pour acquérir cette capacité de transformation, ils vont devoir avoir appris à tuer dans des conditions un peu particulières, éventuellement avoir bu du sang humain, à avoir commis quelques orgies. On a la même chose avec les Ides de Mars, avec les Lupercales, et on a des louves qui elles vont représenter la mère par excellence, la mère nourricière, celle qui va sauver les enfants perdus, mais qui va transformer ces enfants en enfants-guerriers.
Puis on entre dans une civilisation dans laquelle on réprouve le meurtre organisé, la chasse, la rapine, puisque on devient agriculteur, on devient civilisé, on crée des villes, on découvre une religion tout à fait nouvelle, qui dit qu'il y a un Dieu sur terre, que ce Dieu est du côté de l'agneau, qu’il est du côté de la lumière, qu’il va bannir l'hiver, la mort et le froid. Le problème c'est que le loup, il est du côté de l'hiver, de la mort et du froid. Et c'est lui qui vient manger les agneaux, quand on oublie de les surveiller un peu trop. Donc pour continuer à décrire un loup qui est un des éléments les plus importants du folklore occidental avec l'ours, il faut lui trouver une autre raison d'être, et celle-ci, c'est le diable.
Donc on balance le loup du côté de la nuit, du côté de la sorcellerie, et on entre dans des tautologies : le loup est du côté du diable parce qu'il est méchant, et il est méchant parce qu'il est du côté du diable. Et c'est fini pour le loup.

Animateur : Pourtant, on entend, de temps en temps, on trouve, non plus dans la mythologie mais dans des cas réels, des louves qui élèvent des petits d'homme avec leurs louveteaux. Notamment les fameuses fillettes Amala et Kamala découvertes en 1920.

Geneviève Carbone : On a un certain nombre de cas comme ça, autant en Europe qu’en Inde. Les plus connus et les plus récents, ce sont ces jeunes filles qui ont été découvertes dans une tanière de loups par le docteur Singh et sur lesquelles on a un journal entier tenu par le médecin qui les a découvertes. C'est pour ça que ça permet un peu d'accréditer ces histoires qu’on qualifiait plus de mythiques que de réelles. Ça l’accrédite car ce journal raconte la vie de ces fillettes et raconte des choses qu'on avait du mal à imaginer possibles à l'époque, c'est-à-dire qu'on ne rééduque pas des enfants sauvages. L’une meurt assez rapidement, la seconde va vivre un peu plus longtemps, et le docteur qui l’a recueillie dans un orphelinat va avoir énormément de mal à la civiliser. Il se désespère de voir cette enfant qui ne peut marcher debout, qui a des cales aux mains, aux genoux, aux coudes, aux pieds et qui préfère se déplacer à quatre pattes. Il faut la menacer et la dresser. C'est un jeu entre un animal sauvage et la civilisation pour la faire demander à manger. Elle va devoir apprendre des règles sociales qu'elle n'arrivera jamais à intégrer. Elle ne saura jamais parler de façon normale, ni marcher de façon correcte. Elle aura extrêmement de mal à supporter l'habillement. Elle préférera toujours vivre la nuit. Et elle aura une sensibilité exacerbée par rapport aux cris animaux. Donc oui, ces enfants ont existé. Maintenant, tout ce qu’ils apportent, c’est qu’un enfant, c'est quand même quelque chose que l'on façonne. Comme le louveteau. On a souvent dit que l'homme hait le loup parce qu'il lui ressemble trop.

Animateur : Ce qui est frappant dans les histoires de loup, c'est qu'elles se ressemblent toutes. Le nom des personnages change, les lieux changent aussi, mais le scénario est le même : c'est un mécanisme qu'on connait bien dans cette littérature orale.

Geneviève Carbone : C’est assez fabuleux car à 50 ou 100 ans d'intervalle, on retrouve la même histoire. Parfois, même les noms de lieux et de personnes ne changent pas : on a la même personne qui meurt deux fois dans des circonstances atroces sous la dent du même loup à 100 ans d’intervalle. Ce qui est encore plus étonnant, c’est que pays par pays, on a bâti des scénarios d'horreur. En France, c'est l'histoire d'une petite bergère qui se fait manger au coin d’un bois.

Animateur : C'est d’ailleurs plus souvent une bergère qu'un berger...

Geneviève Carbone : Bien plus souvent ! On peut pas oublier non plus qu'il y a une étroite liaison entre le loup, la sexualité, que ce soit par le biais d’orgies, ou d’une initiation, une rencontre initiatique au coin d'un bois.
Donc en France, c’est souvent des petites bergères, ou des ménéstrels, des musiciens qui traversent un bois et font une rencontre étonnante. En Europe de l'Est, surtout l’ancienne Russie, ce sont des voyageurs qui partent à traineau sur des espaces immenses, et bien sûr le loup dédaigne le cheval et préfère les voyageurs qui sont dessus. On a des histoires qui se moralisent : quand il y a trois personnes sur le traineau, le père, la mère et le jeune enfant, le père dans un accès de lâcheté immonde, pour se sauver, va jeter l’enfant, puis va jeter la femme. Qui le loup va-t-il manger ? C'est le monsieur ! normal.

Animateur : En Inde, l'histoire fondamentale, ce sont des petites filles.

Geneviève Carbone : En Inde par contre, la rumeur fondamentale, l'histoire fondamentale de disparition et d'attaques de loups, ce sont les petites filles. Et il y a une époque, à la fin du 19e siècle, où les Anglais s’émeuvent énormément au sein de leurs colonies, c'est parce qu'il y a beaucoup de petites filles, des centaines qui disparaissent chaque année. Le problème c'est que quand ils conduisent une enquête, ils s'aperçoivent que toutes ce sont des petites filles, et aucun petit garçon. Elles sont toutes en âge de se marier. Et elles appartiennent toutes à des parents qui n'ont pas les moyens de payer la dot. Alors comme d'habitude, on a accusé le loup. Et on a exterminé les loups. On a mis le problème sous le coude, sans le régler.

Animateur : À côté de ces histoires qui relèvent plus du conte, de la rumeur etc, il y a quand même des cas réels. Je prends un exemple très concret : c'est Paris en 1421, où les loups rentrent dans Paris.

Geneviève Carbone : D’ailleurs on en fait un monument ! Il ne faut pas oublier deux choses : c’est que d’abord les villes ne ressemblaient pas aux grandes avenues que nous avons aujourd'hui, très propres, balayées ; c'était vraiment des concentrations humaines, on abattait dans les rues, on élevait dans les rues, il y avait des cochons un peu partout, donc c'était quand même une source de nourriture importante et très attractive pour n'importe quel animal qui vivrait en périphérie. Et deuxième chose, c'est que les loups entrent tout le temps dans les villes : au Portugal, en Espagne, en Italie, les loups viennent se nourrir sur les décharges, et qu'on soit en hiver ou en été les loups pénètrent dans les villages. On a des histoires un peu amusantes avec des loups qui se mettent en poste et attendent que tout soit éteint pour traverser le village lentement. Le seul problème, c'est qu'il n'y a qu'en hiver qu'on le voit, parce qu'il laisse d'immenses pistes sur la neige, tandis qu’en été, sur l'asphalte, on ne voit rien. Donc c'est à nouveau le mythe qui débarque : le loup qui sort du bois l'hiver et la nuit ; mais c'est tout le temps qu'il le fait.

Animateur : Alors dans les mythes, il y a tous les loups célèbres, on ne peut pas faire une série sur les loups sans évoquer la fameuse bête du Gévaudan...

Geneviève Carbone : Elle a fait couler beaucoup d'encre. Et elle en fera couler encore beaucoup parce qu'on a pas de solution pour cette bête du Gévaudan. Entre 1764 et 1767 on a 100 victimes qu'on attribue toutes à une bête. Et là le mystère commence parce que ça commence comme ça : une bête, et on ne saura jamais ce que c'est, et ça n'est jamais nommé. C'est la chose, la Bête, ça ne sera jamais le loup. Par contre des érudits, des journalistes vont venir et essayer d'identifier ce que c'est. Dès l'époque, il y a des gens qui tiennent des journaux, qui collectent des faits. Alors ça va être le diable, une hyène, un croisement monstrueux entre un ours et un singe, un homme, un sadique, déjà il y a des rumeurs qui courent. Tout ce qu'on a, ce sont ces quelques faits sur lesquels on a du mal à travailler parce qu’il nous manque des données essentielles : pas d'autopsies, des certitudes inébranlables dans ce sens que ce sont des loups donc on va traquer des loups. On va en tuer un certain nombre, un grand nombre, et un beau jour les attaques s'arrêtent durant 6 mois pour reprendre de plus belle, et on a une mise à mort d'une bête. Parce que là aussi il y a des descriptions un peu étonnantes : une bête qui aurait un collier de poils blancs, qui se serait arrêtée alors que la personne armait son fusil. Et on a une mise en scène de la disparition de la Bête, car après la deuxième mise à mort d'une deuxième bête, toute attaque cesse. Et depuis on n'arrête pas de polémiquer. D'après les comportements, d'après des blessures telles qu'il semble qu'on puisse les comprendre aujourd'hui, il semblerait que s'il y a eu un animal, si les loups ont effectivement mangé des cadavres, ils n’ont pas forcément été à l'origine de la totalité de ces agressions. Actuellement, la thèse, la théorie qui fait le plus plaisir à tout le monde, c'est un homme accompagné d'une bête dressée, un de ces fameux chien de guerre qui à l'époque aurait fait beaucoup de dégâts. N'oublions pas quelle époque on était : dans une circonstance de confrontations importantes entre deux religions, entre les provinces et l'entité royale. Quand on creuse un peu, on s'aperçoit qu'on a construit le fait ; et dans les histoires de loups c'est ça qui est important : à chaque fois on bâtit quelque chose, on bâtit une théorie, on bâtit un édifice, et on va faire en sorte que tout ce qu'on trouve y rentre même si parfois ça n'a pas lieu d'être.



Création : 07/04/2019

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