Loup y es-tu ? Histoire d'une peur, Jean-Marc Moriceau

Le livre de Jean-Marc Moriceau est présenté dans cet entretien de France Culture, interviewé par Jean-Noël Jeanneney.

L'entretien date de 2011, mais est toujours d'actualité dans notre rapport au loup. Vous y trouverez une mine d'informations historiques qui permettent de comprendre notre vision pour le moins ambivalente de cet animal.

Merci à Jean-Marc Moriceau, Jean-Noël Jeanneney et France Culture pour ces explications dont voici la transcription.






Jean-Noël Jeanneney : Une archive [la chanson] qui montre assez bien l’opposition éternelle entre l’homme et le loup ; la lumière du soleil se lève et l’homme l’emporte.

Jean-Marc Moriceau : À travers l’image terrifiante du loup, ce combat entre les voyageurs assiégés par des meutes de loups, qui a tendance à amplifier la dangerosité de l’animal, qui a été réelle, mais qui a pris des proportions dans la presse à sensations à la fin du XIXe siècle, et dans notre culture au début du XXe siècle, tout à fait étonnantes et disproportionnées, cette image terrifiante fait partie de notre patrimoine, et c’est à l’historien de voir derrière ce qu’il y a de réalité et d’exagérations.

Jean-Noël Jeanneney : L’oeuvre d’Hector Malot va nous y aider, c’est les débuts de la IIIe République, moment où le loup commence à disparaître de la réalité vécue des Françaises.

Jean-Marc Moriceau : On est à l’époque de la grande extermination des loups, notamment à partir de la loi de 1882, qui a multiplié les primes et qui a entraîné une véritable chasse aux loups pendant 5 à 6 ans, qui a annihilé l'essentiel de la population des loups dont ne survivent que quelques dizaines de membres au début du 20e siècle.

Jean-Noël Jeanneney : De fait, les chiffres ont évolué de façon intéressante ; jusqu'à la fin du XVIIIe siècle il y avait 20000 loups en France ; aujourd'hui il y en aurait 150 à à 180. Comme historien vous avez été mis à contribution dans les débats qui ont opposé éleveurs d'un côté et écologistes de l'autre.

Jean-Marc Moriceau : Non seulement j'ai été mis à contribution, mais en plus j'ai considéré que c'était le rôle social de l'historien de pouvoir être un peu utile à des débats de gestion, et aider au règlement de questions qui opposent.

Jean-Noël Jeanneney : Certes c'est vraiment notre devoir ; d'ailleurs nous contribuons parfois modestement à cette émission.

Jean-Marc Moriceau : Oui mais souvent, ce sont des historiens de l'époque contemporaine qui sont ainsi en prise avec l'actualité ou avec les témoins d'un passé proche, ce qui crée des confrontations parfois délicates. L'historien des périodes plus anciennes travaille sur la longue durée et peut avoir un éclairage utile pour la gestion du présent. C'est ce que j'ai voulu montrer à travers mes travaux sur le loup.

Jean-Noël Jeanneney : D'abord j'aimerais que vous me disiez comment vous avez pu progresser dans vos recherches parce que, dans le cas de cet objet passionnel qu’est le loup, il y a un problème particulier quant aux archives. Il a fallu attendre longtemps à l'époque moderne pour que les archives reflètent vraiment la présence du loup.

Jean-Marc Moriceau : Oui et non. Le loup était partout dans l'espace, c'est un animal ubiquiste qui allait en France du Finistère jusque en Alsace et du Nord jusqu'au Roussillon. De même, il est partout dans les archives parce que c'est en situation de conflits, de dangers, de menaces qu'on le trouve. Et donc dans des comptabilités, dans des archives de justice, dans l'état civil, dans les archives médicales, dans des rapports administratifs, dans la littérature, dans la presse, on le retrouve ; et à l'époque moderne, au moment où l'administration contrôle de plus en plus le territoire, à l'époque de Colbert et Louis XIV, on a des rapports administratifs de plus en plus nourris. Mais à l'époque médiévale on a des comptabilités ; à l'époque antique on a quelques textes. Le loup n'est pas absent des archives ; il est présent depuis le 5e siècle AVJC. À partir des chroniqueurs du milieu du Moyen-Âge et des sources administratives de la fin du Moyen-Âge, il est encore beaucoup plus présent.

Jean-Noël Jeanneney : Et des archives qui viennent des 40000 curés.

Jean-Marc Moriceau : Curés qui sont de plus en plus incités à rendre compte de ce qui s'est passé, notamment ce problème curieux d'extrême-onction. Les curés sont administrateurs des sacrements et en cas de mortalité accidentelle, en cas de meurtre, noyade, attaque de loup qui entraîne la mort, les curés ne pouvaient pas administrer les derniers sacrements et ils s'en expliquaient dans les registres paroissiaux. Ils sont comptables des âmes. Les réalités auxquelles on était confronté quand on devait enterrer un morceau de corps, une tête d'un enfant ou d'une femme qui avaient été dévorés par un loup, c'était suffisamment terrifiant pour que la mémoire soit consignée dans les registres paroissiaux.
Les actes de sépulture qu'on a depuis le 16e siècle jusqu'à la laïcisation de l'état civil en 1792 évoquent très souvent les attaques de loups.

Jean-Noël Jeanneney : Voilà une archive précieuse.

Jean-Marc Moriceau : Oui parce que elle couvre toute la France. Cela correspond à 40000 informateurs très bien placés et qui m’assurent une documentation de plus en plus précise aux 17e et 18e siècles avec des témoins, avec des circonstances bien évoquées et qui sont dignes de foi parce qu'ils sont contrôlés par l'administration royale. Ils connaissent bien l'environnement également, étant eux-mêmes éleveurs et chasseurs ; et ils savaient infiniment mieux ce qu'est un loup que vous et moi. Je pense que les curés des 17e et 18e siècles, qui devaient voir quelques dizaines de loups par an, étaient beaucoup plus habitués à l'animal prédateur qu'on peut l'être maintenant, même si on cherche à l'observer.

Jean-Noël Jeanneney : Je voudrais que nous évoquions cette ambivalence qui frappe en lisant vos nombreux travaux ; cette ambivalence de l'attitude des hommes envers le loup : généralement hostilité, crainte, presque une concurrence, en même temps quelque chose comme une fascination, et une considération qui peut aller jusqu'à l'admiration. Le loup est élevé à une hauteur où on le voit rarement.

Jean-Marc Moriceau : Le loup est le symbole du courage, de la force également et de la résistance. De cela les chasseurs, compris à l'époque de Vigny, le savaient très bien quand ils envoyaient leurs meutes de chiens lors des chasses à courre essayer de combattre un loup. Beaucoup de chiens étaient blessés, et le loup n'agonisait très courageusement qu'après une lutte sans merci. Mais également ce loup fascinant par sa force, son courage, avait séduit les peuples du Moyen-Âge, les peuples germaniques qui l’avaient totémisé.
Et puis les civilisations antiques, on connaît la Louve du Capitole qui protégeait Rémus et Romulus. Même si, à l'époque antique, le loup n'est pas uniquement un animal positif, car un certain nombre d'inscriptions, un certain nombre de témoignages également sur la gestion des grands domaines au 2e siècle, un certain nombre également de passages d'agronomes latins nous montrent que les loups attaquaient très souvent le bétail, étaient des dangers permanents ou réguliers pour l'économie rurale, et étaient occasionnellement des dangers pour l'homme.

Jean-Noël Jeanneney : Je vois que Virgile évoque dans l'Énéide un loup qui a dévoré un pâtre, et Apulée au 2e siècle évoque les hordes de grands loups fort vigoureux et excessivement féroces, ravageurs, qui infestaient la région, coupaient les routes et attaquaient les passants.

Jean-Marc Moriceau : Il y a eu une série d’événements extraordinaires qui sont relatés dans les chroniques de l'époque romaine : le passage d'un de ces loups prédateurs ; on a des témoignages occasionnels d'attaques de loups sur l'homme. Cette images du loup bienfaiteur à l'époque antique à travers Rémus et Romulus est très contrastée par rapport à une image négative qui existait déjà et on a des stèles notamment qui montrent des louves qui dévorent des enfants au 2e ou au 3e siècle ; des monnaies gauloises qui montrent des loups qui attaquent des enfants. Donc il faut bien avoir à l'esprit qu’on vit à travers un mythe culturel qui est le mythe d'un loup qui aurait en quelque sorte été gentil à l'époque antique et qui serait devenu méchant à l'époque médiévale. Ce n'est qu'une reconstruction du passé parce que les sources nous montrent que déjà à l'époque antique et déjà à l'époque médiévale, l'ambivalence du loup existait.

Jean-Noël Jeanneney : Le loup accompagnait Mars ; mais Plutarque écrit dans la vie de Solon que la lutte contre le loup remonte à une haute antiquité chez les Athéniens dont le pays est plus propre à la pâture qu’à la culture.

Jean-Marc Moriceau : Plutarque a effectivement bien vu parce que c'est d'abord dans les peuples de pasteurs-éleveurs que le loup a été considéré comme un ennemi public, et à partir du moment où les civilisations ont été agricoles et pastorales, il est évident que, le lion ayant disparu depuis à peu près un millénaire, c'est le loup qui est devenu le grand fléau de l'humanité.

Jean-Noël Jeanneney : Donc les éleveurs aujourd'hui se situent dans une lignée extraordinairement longue et pluri-millénaire.

Jean-Marc Moriceau : 2500 ans. La confrontation qui a lieu actuellement entre les loups dans les Alpes françaises et les éleveurs reprend 2500 ans de combats incessant qui ont commencé à l'époque athénienne quand Solon installait des premières primes au loup pour essayer de remédier aux attaques du loup sur le bétail.

Jean-Noël Jeanneney : Donc quand ils se sont réunis dans le bureau de la ministre de l'écologie, écologistes et éleveurs, leur dialogue faisait écho à un dialogue extraordinairement ancien.

Jean-Marc Moriceau : Certains en avaient conscience. Cela existe d'ailleurs aussi en Europe dans d'autres pays : aujourd'hui l'Espagne en particulier est confrontée à la gestion de l'animal. La Roumanie aussi qui a les populations les plus importantes de loups en Europe.

Jean-Noël Jeanneney : La Suède aussi. L'Union européenne avait posé que le loup est une espèce protégée (1992). La Suède s’est fait taper sur les doigts pour ne pas avoir protégé suffisamment ses loups.

Jean-Marc Moriceau : À partir du moment où le loup est en nombre suffisant pour apporter des risques sur des secteur économiques fragiles comme l’agro-pastoralisme, il est évident que les demandes d'aménagement, d'assouplissement, de dérogation par rapport à une réglementation internationale de protection sont nombreuses. Et on le voit quels que soient les pays qui sont concernés.

Jean-Noël Jeanneney : À l'époque carolingienne...

Jean-Marc Moriceau : À l'époque carolingienne, c'est tout à fait différent. Ce sont les capitulaires Carolingiens qui étendent dans tous les domaines de l'Empire une véritable chasse aux loups, une véritable éradication avec des primes également. Les évêques se vantent de tuer les loups. Les pouvoirs publics, qui protégeaient en principe les populations et les capitaux économique comme le bétail, avaient mission de réduire la pression des loups.

Jean-Noël Jeanneney : Quant à l'église, elle impose que le loup devienne l'animal emblématique du diable. C'est une composante importante du regard des hommes sur les loups.

Jean-Marc Moriceau : Au Moyen-Âge, l'assimilation du loup au diable et l'assimilation d'attaque du loup sur l'homme aux grands malheurs de l'existence tels qu'ils apparaissent dans l'ancien et le Nouveau Testament est récurrente. Le loup est 13 fois cité dans la Bible. On a cette image négative du loup qui permet à l'église d'avoir une grille d'intelligibilité parce que, quand des loups attaquent l'homme, ils remettent en cause l'ordre voulu par Dieu qui voulait que l'homme soit au sommet de la société. L'église a une explication qui tenait à la référence à l'écriture sainte, et en même temps au fait qu'on était en situation de péché moral, de désaffection à l'égard des préceptes de la religion. L’Église a une mission un peu pédagogique dans sa grille de lecture. Mais avant que l'Église ait cette mission, l'Antiquité l'avait déjà.
Isidore de Séville classe le loup parmi les bêtes donc il faut se méfier à tout prix, avec le tigre et le lion. Il donne une grille de lecture qui assimile le loup à la Bête qui va traverser les siècles et qui n'a pas nécessairement une connotation religieuse, mais qui correspond à une grille de lecture très ancienne, qui va se perpétuer.

Jean-Noël Jeanneney : Les saints ont d'ailleurs pour vocation de rendre inoffensif le loup comme incarnation du mal.

Jean-Marc Moriceau : Oui, c'est l'autre mission pédagogique de ces représentants de Dieu que sont les saints, qui sont au Moyen-Âge des personnages protecteurs, emblématiques de cette protection de Dieu. Ils peuvent inverser le rôle du loup en le poussant à être attelé à côté des boeufs ou des chevaux pour tirer la charrue, à changer complètement d'attitude à l'égard de l'homme.

Jean-Noël Jeanneney : Le loup de surcroît peut rendre l'homme fou comme dans les chansons. La peur des loups aura été présente à l'époque du Moyen-Âge, à la guerre de Cent temps, au début de l'époque moderne.

Jean-Marc Moriceau : On le voit surtout, au milieu de l'époque moderne où les sources abondent, les chansons sur le loup peuvent rappeler les contes de fées. Ils retracent la dangerosité du loup sur l'enfant. Cette dangerosité réelle est immémoriale. Du Moyen-Âge au 19e siècle, les attaques de loups sur les enfants, aussi en tant que gardiens de bétail, dès l'âge de 8,9 ans, sont exposés à la confrontation avec le loup. Le plus souvent sur le bétail, mais c'est terrifiant, et occasionnellement, et c'est dramatique, sur eux-mêmes. Ce n'est pas mythologique. Et quand on essaie de regarder dans les archives, région après région, ces réalités, on est quand même saisi par leur importance. Plus de 5000 cas d’attaques de loups sur l'homme. La moitié, ce sont des loups enragés. L'autre moitié, ce sont des loups prédateurs, qui mettent des enfants en morceaux. Ils attaquent les enfants comme élément faible de l'humanité pour en faire leur proie. Quand on retrouve les victimes, on n’a plus que des parties de corps à enterrer. C'est tout à fait effroyable.
Aujourd'hui, les enfants de 8 à 14 ans qui auparavant étaient gardiens de troupeaux vont normalement à l'école. Ils sont ainsi protégés du loup. Et les pâturages sont de plus en plus séparés des bois. Avant l'espace rural était davantage en contact avec de nombreuses forêts. Les loups surveillaient évidemment le bétail, mais parfois aussi son gardien qui était fragile, une proie facile, une tentation.

Jean-Noël Jeanneney : Dans un document de 1699 relatif à la bête du Limousin : « Cette bête se tient le long des chemins, derrière les haies, et elle saute sur les personnes et les serre très fort quand la faim la presse. Elle commence à entamer le visage aux hommes et le sein aux femmes. » C'est toujours la poitrine des femmes.

Jean-Marc Moriceau : Là, on en arrive presque au mythe. Dans des cas d'attaques en série de loup sur l'homme, quand il n'y a pas 3 victimes mais des dizaines et que ces attaques se poursuivent sur plusieurs mois, voire sur plusieurs années, sans qu'on puisse éradiquer l'animal, dans ce cas il y a une véritable psychose collective et on a tendance à exagérer, à amplifier les caractères monstrueux de l'animal qui perturbait l'ordre naturel des choses, et à lui attribuer des facultés tout à fait fantastiques. On l'appelle « une bête terrifiante » : ce n'est même plus un loup. Il a pu y avoir plusieurs animaux attaquants et seulement deux ou trois loups, mais c'est une bête unique qui est remplie de toutes les caractéristiques négatives du mal. Et on retrouve, d'une époque à une autre, d'un endroit à un autre, les mêmes caractéristiques comme s'il y avait un fond culturel qui permettait d'identifier, de garder la mémoire de ces épisodes dramatiques.

Jean-Noël Jeanneney : La bête du Gévaudan est la plus connue, mais il y en a eu d’autres.

Jean-Marc Moriceau : 1764, la France est en paix après le traité de Paris. Il y a une série d'attaques sur des enfants dans des conditions épouvantables, qui résultent de qualités sauvages, très vraisemblablement des loups, et qui reprennent les attaques d'autres régions françaises 5 ou 15 ans avant. Mais on est en période de paix : la presse s'empare de l'affaire et toute l'Europe est au courant. Des chasseurs viennent d'un peu partout alors que la neige et les brouillards continuent et s'ajoutent à une végétation et à un relief vraiment difficiles pour préserver la retraite du prédateur. Pendant des mois les chasseurs font chou blanc alors que les victimes s'accumulent, jusqu'à la destruction d'un très gros loup. Mais ça ne suffit pas parce que les attaques continuent : pendant au moins 2 années, les gens sont confrontés à d'autres loups qui avaient sans doute pris goût à la chair humaine. Ils ne sont exterminés qu’en 1767.

Jean-Noël Jeanneney : Vous évoquez la paix et la guerre. Pendant les périodes de guerre civile, les loups sont davantage présents. Notamment pendant la guerre de Cent Ans, ou pendant les guerres de religion.

Jean-Marc Moriceau : Oui, c'est incontestable. Quand les hommes s'entretuent, ils chassent beaucoup moins le loup. Quand il y a des guerres civiles, la pression sur le loup est très réduite, et donc les populations de loups se développent. Et en même temps les loups s'enhardissent puisque les hommes sèment des cadavres d'animaux et d’hommes sur les champs de bataille et ailleurs. Et la question de la nécrophagie se pose, que ce soit des chiens errants ou des loups. Les guerres civiles sont l'occasion d'attaques de nombreux animaux nécrophages.

Jean-Noël Jeanneney : Il y a eu aussi des personnages célèbres dévorés par les loups. En 1477, Charles le Téméraire, quand il a perdu sa bataille contre l'Europe.

Jean-Marc Moriceau : Sous la Révolution aussi, des chefs Vendéens dont les cadavres ont été retrouvés dévorés par les loups. Le loup intervient comme personnage secondaire dans des drames, pour accentuer la noirceur de certaines scènes et de certains épisodes historiques. Ce qui est intéressant, c'est que beaucoup de contemporains voyaient un passage dans le comportement de certains loups, qui n'étaient pas des meutes, c'était des loups isolés, solitaires, ces loups étaient particulièrement dangereux, comme les loups-cerviers, gros et habitués à manger de l'homme et des enfants en particulier. Il y a un phénomène d'imprégnation qui faisait qu’ils revenaient souvent à ce type de consommation et à ce type d'attaque, jusqu'au moment où ils étaient éradiqués. Ensuite c'est très clair : quand on a réussi à éliminer un loup anthropophage, pendant des années ou des dizaines d'années, il n'y avait plus aucun loup qui attaquait, le drame se reportait sur d'autres régions, sur d'autres époques, où les mêmes drames réapparaissaient.

Jean-Noël Jeanneney : Il faut aussi évoquer la dimension économique de cette histoire des loups, les éleveurs qui ont à payer une dîme au loup autant qu’au roi, qui doivent transporter des choses avec des chevaux et qui se plaignent de la même chose dont on se plaint aujourd'hui. Il y a un problème de maintien des exploitations, tout simplement, du travail des éleveurs.

Jean-Marc Moriceau : Le loup est un fléau pour l'élevage depuis très longtemps. Pendant des siècles, les animaux jouaient un rôle non seulement en matière agricole, mais aussi pour l'industrie et pour le commerce. Les attaques de loups sur le bétail, ça pouvait paralyser un certain nombre d'activités. On voit des forges industrielles et sidérurgiques au 19e siècle qui ont été perturbées à cause d’attaques de loups sur des mulets ou sur des chevaux qui transportaient le minerai. Mais dans l'agriculture, pendant longtemps, les attaques de loups qui étaient sporadiques concernaient l'ensemble du territoire français, et les représentants des communautés rurales et les maires ruraux au 19e siècle protégeaient leurs administrés et demandaient des battues. Or aujourd'hui le secteur de l'agro-pastoralisme est limité aux montagnes, et la confrontation entre le loup et l'homme se fait uniquement dans 7 ou 8 départements du Sud-Est ans de la France, dans le secteur alpin pour l'essentiel, dans le secteur ovin pour l'essentiel, et ça ne frappe directement que des catégories très limitées de la population, mais qui assurent un développement économique important et un entretien des pâturages et des paysages des Alpes. Et on a une disproportion entre la violence de ces attaques de loups, notamment sur les bergers, sur les troupeaux des bergers d'un côté, et la modestie des effectifs : à peu près 200 loups qui occupent peut-être que 15% du territoire.

Jean-Noël Jeanneney : Il y a une autre dimension qui existait déjà au XVIIe siècle qui est la concurrence pour les chasseurs eux-mêmes. Certains s'indignent de voir le loup s'attaquer au gros gibier comme eux, notamment les curés chasseurs.

Jean-Marc Moriceau : Le problème de la chasse se pose à l’aristocratie. Le loup est le concurrent des aristocrates qui considèrent que les forêts leur appartiennent au titre de leur plaisir à chasser le gros gibier. Le loup est un concurrent redoutable, et cela a occasionné de la part de la noblesse de véritables campagnes de lutte contre l'animal qui venaient s'ajouter aux besoins de défense de l'agriculture.

Jean-Noël Jeanneney : Du coup ils autorisent des roturiers à chasser le loup pour protéger leur propre chasse.

Jean-Marc Moriceau : Dans le cas des battues, c'est une véritable mobilisation collective des hommes sous forme militaire, avec des traqueurs qui, avec des instruments à percussion, font un bruit épouvantable par centaines de personnes pour chasser toute la faune sauvage vers une ligne de tireurs qui est chargée d'abattre les animaux. Ces opérations sont souvent des fiascos et les loups, qui sont des animaux très intelligents, réussissent très rapidement à s'écarter du front.

Jean-Noël Jeanneney : Donc il faut inventer d'autres systèmes pour chasser les loups, et en particulier des pièges.

Jean-Marc Moriceau : Les pièges sont une histoire très ancienne, dès l'Antiquité on a des fosses à loups, on a des pièges également ; des campagnes d'empoisonnement, des campagnes qui vont se poursuivre à l'époque moderne et contemporaine ; on utilise des cadavres d'animaux empoisonnés qui servent d'appât. Des loups succombent dans des conditions absolument atroces. L'inventivité des hommes à l'égard des pièges à loup est terrifiante, et elle se poursuit jusqu’à Saint-Étienne en 1920.

Jean-Noël Jeanneney : Cela fait la joie des écomusées aujourd'hui : on pourrait organiser une sorte de promenade géographique pour aller voir tous les lieux-dit où le loup est encore présent.

Jean-Marc Moriceau : Dans chaque département il y a des centaines et des centaines de micro-toponymes qui se réfèrent au loup. Et qui s'y réfèrent en général pour une raison bien particulière.

Jean-Noël Jeanneney : Interview de Maurice Genevoix (1972) qui est allé chercher des loups au Canada : « J'ai entendu des loups, mais j'ai dû aller les chercher très loin, ni en Lituanie, ni en Europe, mais au Canada, dans les grandes forêts de l'Est canadien. J'ai entendu la nuit sous la tente hurler des troupes de loups, et c'est assez saisissant. C'était très lointain, on avait l'impression que c'était une sorte de voix de la nuit, de la nuit même, de la nuit sans âge, de la nuit éternelle. C'était extraordinaire. Et j'en ai entendu un tout prêt, dans un jardin zoologique en Suède, à la tombée du jour. Un loup s'était assis à quelques pas de moi et hurlait. Tout ça sentait l'heure des poursuites et des chasses, et en particulier des curées et des mises à mort, c'était très saisissant. Il y a encore des terreurs du loup au début du 20e siècle, avec les contes, avec des gamines bergères de 10-12 ans qui voient des loups chasser, et pour beaucoup le loup est un être mythique qui personnifie le mal, la malédiction, le diable, Satan. » C’est resté dans la sensibilité des gens même si aujourd'hui le loup est rare et n’est plus dangereux pour l’homme.

Jean-Marc Moriceau : Maurice Genevoix associe deux mémoires sur le loup, ce qui est intéressant car les deux ont leur réalité. La mémoire extra-européenne des loups notamment du Canada, où les loups vivent sans occasion de conflit avec l'homme, et cela produit une image du bon loup, une image positive du loup qui est l'antithèse de l'image du loup de la France et de la vieille Europe, dans des civilisations densément peuplées où l'espace rural était très occupé, le loup était un concurrent voire un fléau. Les petites bergères et les bergers de 7 à 15 ans qui partaient s'occuper du troupeau familial, c'était une réalité jusqu'au 19e siècle. Ces derniers bergers avant Jules Ferry avaient quotidiennement cette même hantise. On a conservé dans nos mémoires cette hantise du loup jusque vers 1930. Jusqu'à la veille de leur mort, ces bergers ont transmis leur mémoire à leurs enfants et leurs petits-enfants. Les descendants de ces bergers se sont manifestés, ils voulaient absolument me dire quelles avaient été leurs confrontations concrètes et souvent difficiles avec le loup, de peur que la mémoire disparaisse et qu'on remette en cause la dangerosité du loup, qui a justifié en France jusqu'au début du 20e siècle la peur qu'on avait à l'égard de l'animal.

Jean-Noël Jeanneney : Il y a aussi une dimension sanitaire parce que la figure du loup enragé apparaît avec beaucoup plus de présence à partir de ce 19e siècle.

Jean-Marc Moriceau : C'est important parce qu'il y a deux types de loup qui ont été à l'origine de notre peur à l'égard de l'animal. Il y a le loup prédateur, qui est le loup sain, qui attaque l'homme uniquement parce qu’il le considère comme une proie dans ses maillons les plus faibles, c'est le grand méchant loup. Et ce loup-là, après 1830, sauf cas rarissimes, il n'y en a plus. En revanche, le loup enragé, est un loup perturbé par la rage, qui n'a pas peur de l'homme, qui se jette sur tous les êtres vivants qu'il rencontre dans la période finale de la maladie, qui les déchire, c'est effrayant, et qui déclenche l'arrivée du virus de la rage quelques jours après. Ces loups enragés, il y en a eu quelques-uns jusque sous la 3e république, même encore après Pasteur. Et ce sont eux qui ont transmis une mémoire terrifiante jusque vers 1930. Pasteur qui a été considéré comme un sauveur de l’humanité.
L'invention du vaccin contre la rage a justifié des images d'Épinal qui ont envahi les salles de classe entre 1880 et 1960, où on voyait le combat de l'homme contre le sauvage, et en même temps les progrès de la civilisation grâce à ce vaccin. Et encore une fois, il y avait le loup derrière. Le loup qui avait été longtemps l'un des principaux vecteurs de la rage, ne serait-ce que par sa résistance, ses capacités physiques et la dangerosité de ses morsures. Même s'il y avait des chiens également qui pouvaient être des vecteurs de la rage.

Jean-Noël Jeanneney : La présence des loups dans la littérature et le cinéma...

Jean-Marc Moriceau : Le loup apparaît comme porteur de valeurs comme celle de la liberté par rapport au chien qui est vu comme le symbole de la domesticité. Ce sont des représentations culturelles propres aux villes qui s'opposent beaucoup aux réalités physiques du loup dans les campagnes où on ne représente pas le loup mais on le subit.

Jean-Noël Jeanneney : Une chanson de 1936...

Jean-Marc Moriceau : 1936, l’année de la disparition des loups en France. On commence à prendre du recul et à en faire des objets d'amusement et de ridicule, de fantasme également, et on voit le décalage qu'il y a selon la position qu'on a par rapport au loup : soit on est proche du loup comme les ruraux, et on a une vision réaliste de l'animal, soit on est loin du loup et, c'est le cas des gens des villes aujourd'hui, la magie de l'image intervient et on est très décalé par rapport aux réalités rurales. C'est ce décalage qui sans doute perturbe pendant très longtemps une saine gestion de l'animal, parce que d'un côté il y a une très petite minorité de la population qui sait ce que c'est qu'un loup, et de l’autre une immense majorité qui a une image d'un loup, et l'image est très positive et embellie et décalée par rapport au passé.


Création : 07/04/2019

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